Hypercritique : à propos de la rationalisation

Plusieurs tragédies grecques montrent un héros qui ignore les signes pourtant évidents au spectateur de l’issue tragique qui l’attend s’il persévère dans son erreur. Ces signes sont également transparents pour les autres personnages de l’histoire, mais le héros tragique dont la raison est soudainement obscurcie par l‘hybris – terme tantôt traduit par déraison, tantôt par orgueil- les ignore et se précipite vers sa perte. C’est notamment le sort de Penthée dans les Bacchantes d’Euripide qui finit en pièces faute d’avoir reconnu dans le rituel des fidèles de Dionysos la marque d’un Dieu dont la puissance excède de très loin la sienne.

Dans ce type de scénario, l’hybris est présenté comme une rage -parfois d’origine divine- qui court-circuite le raisonnement. Pourtant, dans de nombreux cas, on peut observer chez les autres que ce type d’aveuglement est la plupart du temps lié à une volonté de justification qui emprunte les chemins de la raison et qu’on appelle habituellement en termes psychologiques la rationalisation. La rationalisation consiste à justifier une décision prise sur des bases rationnelles et à écarter ou minimiser la valeur des contre-arguments qui s’opposeraient à cette décision, ceci afin d’éviter l’inconfort d’une situation où la réalité contredit de front nos croyances et que l’on qualifie habituellement de dissonance cognitive. C’est un puissant ressort à l’action, spécialement pour sortir de situations où tout paraît bouché ou perdu d’avance. Dans certaines situations à risques, prenons le cas d’une armée qui à bout de vivres et de munitions cherche à briser son encerclement, les illusions dès lors qu’elles sont mobilisatrices peuvent contribuer à sauver celui qui les entretient, particulièrement s’il a les moyens intellectuels de les soutenir au moyen d’un raisonnement approprié et volontairement aveugle à certains aspects de la réalité.

On peut même considérer que la vie humaine n’est pas possible sans la faculté de rationaliser qui nous permet de nous extraire d’une confrontation désespérante avec la réalité brute : human being cannot bear too much reality

Pour autant, la rationalisation peut aussi prolonger des situations de danger, de détresse ou d’isolement. La vie du Sous-Lieutenant Onoda, telle que racontée dans un récent ouvrage de Bernard Cendron et Gérard Chenu nous en donne un exemple particulièrement intéressant.

Sorti d’une école de renseignement militaire, le sous-lieutenant Onoda est affecté en 1943 sur l’île de Lubang qui appartient aujourd’hui aux Philippines. La mission d’Onoda consiste à recueillir du renseignement sur les activités des Alliés dans la région, notamment pour prévenir une invasion des îles voisines. L’avancée des Américains dans ce secteur et la stratégie du saute-moutons qui vise à désorganiser la chaîne de commandement militaire en laissant certaines îles ennemies intactes mais sans communication avec le reste du dispositif impérial a contribué à créer ces groupes de traînards (stragglers) qui ont maintenu une activité guerrière derrière les lignes bien après l’armistice. Onoda a été le dernier de ces « Traînards » à se rendre. C’était en 1973.

Pendant ces trente années, les relations qu’Onoda et ses derniers compagnons d’infortune ont entretenu avec le monde extérieur ont été de deux natures : d’une part guerrière (les tirs de la police philippine répondant aux rapines et aux attaques perpétrées par les soldats japonais contre les populations locales), d’autre part informationnelle. D’année en année, dans l’espoir d’obtenir leur reddition, les Alliés puis les autorités de l’archipel ont laissé intentionnellement au petit groupe des objets susceptibles de les reconnecter à la marche du monde. Ce sera d’abord un transistor avec lequel Onoda et ses deux derniers compagnons vont surtout écouter de la musique, puis après la mort de ces derniers dans les combats, des effets personnels leur ayant appartenu ou bien des objets et des messages provenant de la famille même d’Onoda et l’implorant de se rendre pour ne pas se faire tuer inutilement.

Ce qui est significatif est que tous ces indices vont être interprétés dans un sens qui va renforcer Onoda dans sa décision ne pas se rendre. La radio annonce que le Japon est la troisième puissance économique du monde : comment cela serait-il possible si le pays avait perdu la guerre ? Les journaux japonais qu’on lui envoie par avion continuent de paraître : cela signifie à coup sûr que la défaite n’est qu’une rumeur, car si cela n’était pas le cas toute activité journalistique aurait cessé. Les civils ne juraient-ils pas au plus fort de la guerre qu’ils se suicideraient plutôt que d’être occupés par une force étrangère ? Les proches d’Onoda écrivent leurs noms sur un drapeau japonais mais de manière abrégée selon la mode d’après-guerre (Noriko devient Nori par exemple) ce qui est perçu par les soldats comme une erreur de graphie volontaire destinée à les prévenir d’un danger :

« J’ai compris, dit Kozuka, et un large sourire éclaire son visage, les Américains les ont obligés à écrire leur nom sur ce drapeau, mais pour nous avertir du piège, ils ont fait des erreurs volontaires.

-Ah ils sont vraiment intelligents les Japonais ! Et toi Kozuka, bien que simple soldat tu as l’étoffe d’un officier de renseignement. »

Ainsi toutes pièce qui n’entre pas dans le puzzle construit année après année est systématiquement et minutieusement retaillée pour y entrer.

Finalement, après une trentaine d’années d’auto-intoxication informationnelle et de rendez-vous manqués, il faudra tirer de sa retraite l’officier supérieur en charge du sous-lieutenant pendant sa mission à Lubang pour que celui-ci accepte de se rendre. La seule autorité qui reconnecte Onoda avec la réalité est également la principale autorité de son système de référence.

La jungle de Lubang dans laquelle se réfugient les soldats Japonais forme une sorte de chambre d’écho d’où rien ne peut venir qui soit susceptible de démentir leur vision du monde. Celle-ci est informée par un instinct de survie bien naturel dans un univers où la nature et les autochones sont hostiles. La différence avec notre situation d’internaute captif d’une bulle informationnelle réside en cela que pour nous l’enjeu n’est pas vital. Il ne s’agit pas pour nous de survivre mais d’échapper à la dissonance cognitive. Une autre différence de taille est que nous sommes entourés d’informations, que nous choisissons simplement de ne pas voir, celles qui sont défavorables à notre point de vue, tandis que le sous-lieutenant se trouve dans une situation où l’information à traiter est rare et ambigüe, rare parce que les heures d’écoute de la radio sont rationnées pour éviter d’être repérés au moyen des ondes ; ambigüe parce que certaines tentatives d’approche mises en place par les autorités de l’île étaient de véritables pièges mortels. Par ailleurs, l’union de la Grande Asie (incluant le Japon) contre l’impérialisme américain qu’Onoda se figure en suivant la guerre du Viet-Nâm à la radio n’est pas entièrement délirante : d’autres soldats perdus de l’ancien empire du Soleil Levant ont bel et bien surmonté leur anticommunisme pour rejoindre le Viet-Minh dès 1945. Enfin les informations qui proviennent de proches et qui sont le plus susceptibles de l’influencer sont rejetées pour cette raison même, ce qui est le contraire de ce que nous vivons quand un proche nous partage une information sur les réseaux sociaux : dans ce cas, nous avons davantage tendance à la prendre pour vraie.

En dehors de ces différences notables, Onoda incarne une figure saisissante du processus de rationalisation quand il est associé à un haut niveau de raisonnement, comme c’est le cas chez des agents de renseignement compétents. De façon générale, son histoire est utile pour comprendre en quoi, comme l’a montré Kahan dans une étude de 2016, un niveau de diplôme important et une culture scientifique bien ancrée sont insuffisants à détourner certaines personnes de théories pour lesquelles le consensus scientifique est pourtant écrasant, comme c’est le cas avec l’origine anthropique du réchauffement climatique .

Références

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